Analyse du politologue " Rachid grim ".
- Un début d’année est synonyme d’espoir en des jours meilleurs, or des émeutes éclatent ici et là en Algérie, tantôt pour dénoncer la crise du logement, tantôt la cherté de la vie. Comment analysez-vous ces émeutes qui interviennent en cette période ?
En fait, le début de l’année n’est que la suite logique de la fin de l’année dernière et même des autres années. L’émeute populaire est devenue chez nous la seule manière pour le peuple – ou du moins pour la catégorie du peuple la plus démunie – de s’exprimer et surtout d’être entendu. Cette catégorie de la population ne fait pas de différence entre un début d’année – qui devrait être synonyme d’espoir en des jours meilleurs – et le reste de l’année – et même des années. Tout, pour elle, est de la même couleur : noire !
Pour le peuple, tout va en s’aggravant. Et les émeutes de ce début d’année ne constituent pas une exception, sauf en ce qui concerne peut-être la cause immédiate des révoltes de ces derniers jours. Nous ne sommes pas loin de reparler, comme en octobre 1988, de «révolte de la faim». Et cela est très grave. L’année qui commence n’a fait que poursuivre – et accélérer pour beaucoup d’entre eux – la valse des prix des produits de base. On parle même de risque de pénurie de pain. Et cela est parfaitement inadmissible.
Le fait que l’on parle de risque de pénurie de pain – dont le prix est soutenu et la disponibilité théoriquement assurée – est symbolique de la situation de déliquescence de l’économie du pays. Tout augmente et commence à disparaître des étals. Vraies ou fausses pénuries, qu’importe. Le petit peuple ne voit qu’une chose : lui qui ne peut consommer que du pain, du lait, de l’huile, du sucre, etc. voit ou bien les prix de ces produits prendre l’ascenseur pour remplir les poches de spéculateurs et de charognards sans vergogne, ou bien ces produits disparaître des étals, au grand désespoir des plus démunis. Toutes les explications que les autorités peuvent fournir – y compris celles qui réellement tiennent la route, comme l’augmentation des prix des produits de base agricoles sur le marché mondial –ne convainquent personne. Il y va de la survie physique de tout un pan de la population qui ne vit que de ces produits de base. Comment donc les convaincre que l’Etat ne peut rien pour protéger le tout petit pouvoir d’achat que leur a laissé la crise économique qui sévit depuis maintenant plus de 25 ans ? L’Algérie est riche, leur a-t-on toujours répété ; mais de cette richesse, ils ne voient rien. Ou plutôt, ils la voient entre les mains de la minorité dirigeante qui l’étale fièrement, sans aucune honte, comme un butin très facilement conquis. Pour la majeure partie du peuple, par contre, chaque jour qui passe ajoute son lot de misère à sa vie. D’où les réactions de plus en plus violentes de la rue. Et à mon avis, cela ne fait que commencer.
- La généreuse manne pétrolière n’a pas été suivie d’une amélioration de la qualité de la vie des Algériens. Le pouvoir d’achat est en constante régression. Comment expliquez un tel décalage ?
C’est la traduction d’une stratégie de développement aux antipodes des besoins vitaux d’une population. A un moment, le pays était en situation de cessation de paiement. Pour redresser la barre, l’Algérie est passée sous les fourches caudines du FMI et de la Banque mondiale. Nous en connaissons tous les résultats sur le niveau de vie de la population. L’Algérie ne pouvait pas éviter le rééchelonnement de la dette, concédé par les puissances créancières contre les réformes structurelles exigées par les institutions financières mondiales. Seulement, nos gouvernants ont non seulement été «les très bons élèves du FMI», mais ils ont même fait montre d’un zèle excessif sur la voie de la dérégulation et de l’ouverture du pays aux produits du monde entier. Le résultat, on le connaît : à part le secteur pétrolier qui a continué sa croissance naturelle – parce que mamelle sans laquelle les régimes qui se sont succédé n’auraient pas pu tenir et surtout parce que c’était et c’est encore une chasse gardée des Américains – tous les autres pans de l’économie nationale se sont écroulés. Toutes les stratégies de développement essayées depuis ont eu très peu de résultat sur l’essentiel : l’élévation du niveau de vie des citoyens. Toutes les statistiques officielles avancées ici et là ne convainquent personne. Les chiffres, même s’ils renferment une part de vérité, restent virtuels. Tandis que le vécu, lui, est bien réel. Et le vécu c’est avant tout la sensation, très largement partagée, que tout se délite, tout va à vau-l’eau. Que la misère se développe à grande vitesse chez le peuple, tout comme l’extrême richesse chez la minorité dirigeante.
- Que traduit ce recours systématique à la rue ?
Il traduit avant tout une désespérance, une absence d’espoir pour l’avenir. Il suffit de poser la question au premier quidam venu sur la couleur de son avenir. Il vous répondra automatiquement : noir ! Et il s’agit d’une réponse sincère. Le citoyen lambda ne s’embarrasse pas de grandes théories économiques ni de stratégies mises en œuvre par les pouvoirs publics pour un avenir meilleur que, de toutes les façons, il ne verra pas. Ce qui lui importe, c’est ce qu’il peut acheter au marché aujourd’hui pour nourrir au mieux ses enfants. Le paradis qu’on lui promet pour les années qui viennent, il n’en veut pas. De toutes les façons, il n’y croit pas. Parce que par ailleurs, il voit la richesse insolente de ceux qui ont le pouvoir ; il voit les scandales quasi quotidiens de corruption et la gabegie de ces mêmes milieux ; il voit les milliards de dollars de réserves de change, annoncés fièrement par les dirigeants du pays, partir en fumée dans des projets, certes utiles, mais dont le coût de revient est multiplié par deux ou trois pour assouvir la soif de dirigeants prédateurs. Tout cela ne peut mener qu’à la rue. D’autant qu’il n’y a absolument aucune autre possibilité pour le peuple de s’exprimer.
- L’absence de vision claire de la part du gouvernement sur l’avenir est-elleun facteur déclencheur de la protestation sociale ?
C’est une lapalissade que de dire que le gouvernement manque de vision sur l’avenir. Faites le compte du nombre de projets de stratégie industrielle mis sur la place publique depuis moins de cinq ans. Et faites le compte de ce qui a été réalisé ! Le solde n’est pas à l’honneur d’un pays qui possède autant d’atouts. Et ce ne sont pas les rodomontades de certains de nos ministres – et de beaucoup de nos hauts fonctionnaires qui reprennent servilement la voix de leurs maîtres – qui vont changer la donne fondamentale qui est que le pays est en panne de bonne gouvernance. L’observateur averti aura remarqué, ces tout derniers mois, le forcing des ministres – à commencer par le Premier d’entre eux – pour faire croire que tout va bien et que les lendemains seront encore meilleurs. Cela ressemble étrangement à de l’autosuggestion. Parce qu’en fait, il n’y a qu’eux qui semblent y croire.
La population, quant à elle, ronge son frein, supporte stoïquement sa misère grandissante, jusqu’au jour où – dans sa totalité – elle demandera des comptes. Permettez-moi de conclure par une toute petite suggestion, qui pourra peut-être redonner un peu d’espoir à la population la plus démunie : que les autorités cassent le mythe de l’obligation de suivre strictement les règles de l’économie libérale et de la vérité des prix. Le pays dispose d’assez d’argent pour amortir, au moins pendant quelque temps, l’impact sur la population algérienne de l’augmentation des prix des produits agricoles de base sur le marché mondial. Le temps pour que toutes les stratégies de développement élaborées dans les laboratoires du gouvernement donnent leurs fruits. A ce moment-là, libre à elles de revenir au mythe du tout-libéral.
Nadjia Bouaricha(El watan).